Vercingétorix, les visages d’un chef

Chacun de nous s’est formé une image de Vercingétorix. D’une manière ou d’une autre. La disparition d’Albert Uderzo nous a rappelé la prégnance d’une culture populaire, fortement enracinée, où la figure de ce chef gaulois a trouvé une nouvelle notoriété. Nous la voyons tous, cette case dans laquelle Vercingétorix, fièrement cambré dans son armure, la crinière et la moustache encore rebelles, rend les armes à César — lui cassant littéralement les pieds. Elle accompagne bon nombre d’albums d’Astérix, en forme d’introduction à ses aventures, au même titre que la loupe penchée sur l’irréductible village qui résiste encore et toujours à l’envahisseur.

Où Uderzo, petit-fils d’immigrés italiens, reclus dans une banlieue des années 70, a pu trouver l’idée de se couler dans l’Histoire de France au point de s’en faire le chantre ? Dans l’école républicaine évidemment. Dans l’art, aussi. Car l’une et l’autre, dans un pays comme la France, s’entremêlent jusque dans les livres et les esprits. Il est impossible d’échapper au poids de l’iconographie que l’on nous lègue. Chaque époque semble destinée à redessiner la précédente. Comment Vercingétorix apparaîtra-t-il à nos enfants ? Difficile à dire ; si ce n’est différemment qu’à nous, sans doute. A Uderzo, il est apparu comme on avait voulu qu’il soit au XIXe siècle. L’auteur, en effet, n’a pas pu méconnaître l’image du chef orgueilleux jetant ses armes aux pieds du proconsul, image fixée par Lionel Royer (Fig. 1).

Fig.1 Lionel Royer, Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César, 1899, huile sur toile, H. 321 x L. 482 cm, Musée Crozatier, Le Puy en Velay, 03.59

Dans « Peindre l’Histoire », un très bel ouvrage paru chez Passés Composés en novembre dernier, Didier Le Fur revient sur l’évolution historiographique de certaines figures nationales. Vercingétorix est de celles-ci. A travers des reproductions aux couleurs vives, précisément rendues, l’historien retrace le parcours de l’image de Vercingétorix ainsi que son utilisation. Son utilisation ou, pour mieux dire, le placage de sens sur cette figure du chef que la fameuse « sortie de l’Histoire [1] » a tenté de convaincre notre monde post-moderne qu’elle était arrivée à son terme. Parce que le rythme de l’Histoire jamais ne s’arrête ; et pas plus qu’on y rentre ou qu’on en sort à notre guise, le sens des choses ne s’éteint. Il continue de courir. A chaque saut dans l’avenir, il s’enfonce un peu plus profondément, nous devenant plus subtil, plus tenu, plus souterrain, plus difficile à traquer et bien souvent, redoutablement protéiforme.

Peindre l’Histoire de Didier Le Fur

Il fut pourtant une époque où Vercingétorix n’existait plus. Un temps où l’on glorifiait d’autres héros. La scolastique médiévale prétendait faire descendre les français des troyens. Elle puisait cette inflexion mythologique dans la Renovatio carolingienne, parmi les chroniques de Frédégaire. Dans ces siècles éclatants, plein de brocarts, d’enluminures, de hérauts d’argent et de rehauts d’or, baignés d’une myriade de couleurs, d’une lumière blutée par les vitraux, difficile d’accepter des origines aussi austères, aussi sombres et aussi basses que celles de la Gaule. Le prestige de la France ne pouvait tenir de paysans colonisés par César ! Vercingétorix disparut du Moyen Âge.

La figure tutélaire s’incarnait alors en Brennus, le conquérant qui avait soumis Rome en -390 avant J.-C. C’était pour lui que l’on rédigeait des sonnets, pour lui que l’on tissait des tentures. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, c’est lui que les peintres troubadours figurèrent sur leurs œuvres.

Le XVIIIe siècle vit pour la première fois Vercingétorix sortir des rangs des chefs gaulois. Et déjà, c’était à titre de propagande. Aux rois sacrés à Reims, successeurs de Clovis, donc rejetons des Francs, les opposants à la monarchie dressèrent Vercingétorix et les Gaulois. Ces esprits éclairés posèrent les fondements d’une division du peuple dont les origines seraient antiques et qui, lors de la Révolution, justifieraient tous les massacres. Ce n’est pas d’autres Français que l’on éradiqueraient, c’étaient des Francs ; des spoliateurs millénaires que les vrais Gaulois devaient faire payer. Dans le même temps, Vercingétorix devenait le symbole de la lutte contre la tyrannie. N’avait-il pas su rassembler toutes les tribus gauloises sous la bannière de l’indépendance, bouter les Romains hors du territoire ? N’avait-il pas renoncé à sa vie pour que vivent les autres ? Là où Clovis s’était battu pour son trône, Vercingétorix « avait pris les armes pour la liberté de tous [2] ». Liberté. Le grand mot était lâché. Sous la main révolutionnaire, le roi guerrier fut remodelé en allégorie de la République rassemblant ses enfants pour chasser l’envahisseur. Alésia devenait Valmy. Les Gaulois, des soldats de l’An II. Vercingétorix, l’union nationale faite homme. Une nouvelle fois, il se trouvait le premier chef d’une nation unie dans un territoire unifié. Car les frontières existeront toujours. La géographie qui pétrit les hommes circonscrit également leurs territoires. Dès l’Antiquité, les Alpes, le Rhône, les mers qui entouraient le pays des Gaulois faisaient office de séparation. Séparation avec leurs cousins les Germains au nord-est, séparation avec leurs conquérants fragiles au sud-est.

Vercingétorix de Jean-Louis Brunaux

C’est là qu’il nous faut revenir pour retrouver un peu plus fidèlement Vercingétorix. A ce titre, Jean-Louis Brunaux, spécialiste de la civilisation gauloise, a fait paraître en 2018, chez Gallimard, dans la collection Biographies, un travail remarquable sur le personnage. En 300 pages, il renouvelle totalement l’image du roi guerrier et, malgré des sources parcellaires, brisant quelques portraits inexacts, en forge lui-même une nouvelle. Vercingétorix sort différent de ce livre. Et le lecteur aussi. Cela nous confirme, s’il en était besoin, la part éminente qu’occupe « nos ancêtres les Gaulois » dans la structure intellectuelle et l’inconscient collectif qui sont les nôtres.

Dans la première partie de l’ouvrage, après avoir indiqué en quoi les druides, philosophes tenant davantage de Pythagore que de Panoramix, grands éducateurs, participèrent, plus d’un millénaire avant Bouvines, à l’émergence du phénomène national, Jean-Louis Brunaux nous dresse le portrait de Vercingétorix. Vercingétorix otage de sa légende avant d’être celui de César, enchaîné par son père à ce nom qui le prédestinait à la fonction royale. Le suffixe -rix n’est rien d’autre que la version gaulois du -rex latin. Comme le note l’auteur, « le mot gaulois Vercingétorix signifie « roi suprême des guerriers » [3] » . Il se rattache à Cingétorix, un ancien roi guerrier. Mais comme toujours chez les Arvernes, il fallait marquer sa supériorité ». Telle sera la raison du préfixe ver-. Ce nom était en soi une image. Jean-Louis Brunaux cite l’historien romain Florus : « le nom même de Vercingétorix semblait inventé pour provoquer l’épouvante. [4] »

Encore aujourd’hui, la principale source au sujet de Vercingétorix demeure La Guerre des Gaules, rédigée par son grand rival César. Dans ses Commentaires, le dictateur peut nous apparaître avare d’informations à propos du gaulois. Pourtant, en regard de ce qu’il concède aux autres protagonistes de son histoire, il fournit à son propos un luxe inhabituel de détails. Qu’il s’appesantisse quelque peu sur Vercingétorix là où il balaie d’une main lasse ses autres adversaires, voilà qui intrigue. C’est que César est pris entre deux feux : donner du relief à un homme qui le tiendra tant de fois en échec et étouffer la grandeur qui pourrait percer sous son personnage. Encore une fois, Jean-Louis Brunaux nous exhorte à lire César « avec la plus grande circonspection », car une « autre vérité [5] » que celle que l’on veut nous montrer, se cache entre les lignes. En quelques pages, l’auteur nous décrit les étapes de l’enfance et de l’ascension de Vercingétorix. Il nous explique également comment son père fut puni d’avoir tenté de s’arroger le trône des Gaules. Son bûcher devait expier ses fautes, ses cendres emporter avec elles la responsabilité de ses soldats. Chez les Gaulois, le chef lavait l’honneur de ses troupes dans un tourbillon de flammes. Mais cette absolution ne sembla pas toucher Vercingétorix dont le poids du père, loin d’être parti en fumée, se fit plus lourd encore. S’ensuit alors une parenthèse passionnante. Passionnante parce qu’obscure et parce que, dans l’obscurité, elle réunit tout ce que nous désirons savoir. Ici, rien n’est à exclure ; du jeune homme impétueux à l’otage de César, à l’amateur d’agapes, voire à l’amant du proconsul. A la lueur d’un feu de camp, nous nous imaginons plus près que jamais de Vercingétorix. Nous espérons enfin entrevoir son visage, son unique visage. Nous pensons bientôt percer la vérité de l’image qu’il se renvoyait de lui-même. Mais il faut nous résigner. Impossible également de savoir quel regard posait le futur dictateur sur ce captif qui allait vivre trois années à ses côtés. Tout autre, en tout cas, que la vision qu’il en donna plus tard à Rome et au reste du triumvirat. Les missives qu’il adresse, les Commentaires qu’il rédige à cette intention nous en donnent une petite idée. Tacticien hors pair, César savait instrumentaliser son rival à ses propres fins ; le péril que Vercingétorix faisait courir à Rome pouvait justifier les pouvoirs exceptionnels que le Sénat lui accordait. Taire sa personnalité, en revanche, pouvait inciter les Romains à croire que le proconsul était en passe de mater la révolte. Dans le même temps, César ne pouvait que se reconnaître en Vercingétorix. Les deux hommes de noble extraction, dont la mission avait été décidée avant qu’ils ne viennent au monde, avaient reçu une éducation similaire, de haute volée, pétrie de « codes rigoureux », de « tradition guerrière », les faisant exceller aux joutes oratoires, aux affaires ou à la politique. Formé aux armées romaines, Vercingétorix pouvait tout anticiper de César autant que César pouvait tout prévoir de lui. Ils sont les deux faces d’une même médaille. Et observer l’un, c’est peut-être regarder l’autre.

Dans ses écrits où chaque terme est savamment pesé avant d’être employé, César ne dit rien de la prise de pouvoir de Vercingétorix sur les Gaules. Ce silence permet toutes les supputations, à commencer par les ennemies, pouvant dès lors accuser le gaulois d’un coup d’Etat nourri par une ambition personnelle. Jean-Louis Brunaux note que cette ambition n’était pas absente chez Vercingétorix et qu’elle le poussa sans doute dans un engrenage où les seules issues possibles étaient la tête des Arvernes ou sa tête à lui. Au fil de son récit, César le fait s’entourer de gens perdus, « egentium ac perditorum » [6]. Une façon bien à lui de rabaisser le prestige de son rival sans rien dévaluer de son talent. Car s’il faut qualifier ceux qui l’entourent de brigands, c’est que l’entouré est loin d’en être un. A la vérité, Vercingétorix se constitua un aréopage de jeunes gens qui partageaient ses visions d’avenir, gardant au fond d’eux l’idée de « patrie imaginaire » transmise par les druides. Le fait qu’il fit rapidement battre monnaie nous renseigne sur sa volonté de se départir d’une image qu’on voulait lui coller à la peau (Fig.2)

Fig.2 Statère d’or (7,43 g.) , 52 av. J.-C., MMA inv. Gauloises 3774, provient du trésor de Pionsat (Puy-de-Dôme), 1852

L’utilisation de métaux précieux devait prouver à César qu’il n’en manquait point — la dissuasion d’un siège, avant d’être une citadelle, est une pièce. Jean-Louis Brunaux insiste sur ce point : « ce sont des médailles de prestige par lesquelles Vercingétorix affirme ce qu’il est, pas seulement le roi de sa cité […] mais le prétendant au gouvernement de la Gaule entière. » On sait que les Arvernes, à la veille des années 50, avaient abandonné les couleurs vives, les longues crinières, les moustaches foisonnantes. Ils s’étaient accoutumés à la mode transalpine : visage rasé, cheveux coupés. Bien que l’image qu’il nous envoie de lui-même sur ces pièces de monnaie soit idéalisée, portrait d’un éphèbe appolinien, nous pouvons y trouver quelque chose de sa physionomie véritable : « les yeux largement ouverts, le nez allongé, la bouche étroite, le menton un peu lourd » et la chevelure soigneusement travaillée. Voila une première image, à la fois réaliste et « théomorphisée » qui avait vocation à propager une représentation homogène du chef sur tout son territoire.

Fig.3 Eugène Delacroix, Vercingétorix, par Loys Delteil, no. 90 in Baron Taylor’s « Voyage en Auvergne », 1829, lithographie, National Gallery of Art, Rosenwald Collection, Washington D.C., 1980.45.417

Ainsi, l’on pourrait dire que l’image de Vercingétorix naquit avant lui ; que l’homme ne fut que l’expression d’une idée qui lui avait prévalu, pour laquelle on l’avait dévolu, et qui lui survécut ; qu’il fut comme tous les rois, tributaire d’une ascendance légendaire. Sa vie fut un perpétuel effort, tantôt pour s’en défaire, tantôt pour s’y conformer. Il vécut comme un reflet, changeant au gré des inflexions stratégiques que prenait son combat. En effet, le chef rebelle apparaît sous différents visages, que l’on se place d’un côté ou de l’autre des Alpes. Et encore. Pour les Eduens, alliés des Romains, ou pour les Romains eux-mêmes, son image diffère davantage. Cela se comprend aisément. Les uns, malgré leur collaboration au régime colonisateur, demeuraient des Gaulois, sujets à une vision toute gauloise du monde, avec ce que cela charrie de croyances, de traditions, d’esthétiques et de valeurs. Ils tentaient de préserver leur singularité, veillant sur un territoire appelé Province — que l’étymologie glissante nous fait connaître sous le nom de Provence — territoire qui s’étendait de Massilia à Burdigala et qu’arrêtaient les hauts contreforts du Massif Central d’où les Arvernes, depuis leurs forteresses, pouvaient les garder à l’œil. A l’aube du XIXe siècle, Vercingétorix devint le premier de « nos ancêtres les Gaulois », symbole d’une nation qui nourrissait l’espoir de fondre dans la communauté ethnique, avec ses aïeux ayant existé en chair et en os, une communauté nouvelle, s’y reconnaissant par des aïeux existant par l’esprit. De peur de réveiller le tumulte gaulois, les régimes successifs se gardèrent bien de congédier l’image de Vercingétorix. Ceux-là s’en servirent plutôt à leur gloire. De plus, le sacrifice du roi guerrier revêtait un caractère christique qui trouvait sa place dans le renouveau religieux de l’époque. Mais l’Empire avait laissé sa marque. L’anticomanie saisissait tout le monde. Les redécouvertes de Paestum et d’Herculanum infusaient dans l’Europe du congrès de Vienne. Soudain, la colonisation romaine n’apparaissait plus comme une tâche despotique mais comme le ferment qui avait rendu possible le rayonnement sans pareil de la France. Les Gaulois et les Romains se retrouvaient dans ce présent, alliés, confrontés à un ennemi commun : les Germains. Car durant la Révolution, durant l’Empire, la menace allemande planait à l’est. Alors on pivota la figure du chef antique vers l’Outre-Rhin. Amédée Thierry (par son Histoire des Gaulois en 1838) fut pour beaucoup dans sa vulgarisation. En quelques décennies, tous les Français apprirent le nom de Vercingétorix.

Cependant, il fallut attendre Eugène Delacroix pour que le vieux roi se dote d’un visage. L’auteur de La Liberté guidant le peuple nous en livre une version hirsute qui aura peu de fortune (Fig. 3).

Fig.4 Théodore Chassériau, La Défense des Gaules, 1855, huile sur toile, H. 533 x L. 400, Ville de Clermont-Ferrand, musée d’art Roger Quilliot, 2469

Car très vite, le gaulois devient prétexte aux exercices formels. Jouet d’anatomie, il permet de varier les poses, de cerner les muscles, de faire saillir les pectoraux — bref, à donner un pendant bien français aux modèles latins (Fig.4). L’occasion est également propice aux recherches stylistiques de boucles, de barbes, de chevelures revêches qui reflètent dans leurs formes et leurs couleurs la fougue des Gaulois, s’accorde à la volonté romantique de traduire à l’extérieur le « paysage intérieur ».

Durant tout le XIXe, on assiste à une éclosion iconographique du thème gaulois. Si ce n’est pas Vercingétorix qui est représenté, c’est un guerrier quelconque venant réclamer son butin. Du reste, Brennus est toujours dans les parages. La figure du gaulois n’échappe pas aux bains de lune mélancoliques (Fig.5).

Fig.5 Adrien Guignet, Sentinelle gauloise auprès d’un menhir, effet de lune, vers 1846, huile sur bois, H.20,4 x L. 12,9 cm, Ville d’aucun, musée Rolin, R.B. 14

On le trouve pensif contre un menhir ou sous des couleurs du levant, allégorie d’un courage enflammé (Fig. 6), peint par touches emportées. Chateaubriand fait naître la druidesse des gaulois, Velléda ; Bellini les pousse à l’opéra. La celtomanie se fonde parfaitement dans le désir de spiritualité et l’appel de la nature qui travaille les romantiques. Avec l’Orient, la Gaule sera l’amour des artistes.

Ceux-ci fouillent à la fois l’idéalisation et la recherche historique. Ainsi varient les représentations de Vercingétorix, avant de se fixer à un schème doté d’attributs précis : longue moustache, crinière fougueuse, casque à cornes. Et tant pis si ces descriptions relèvent du fantasme. Les plus grands s’enthousiasment pour le monde gaulois. En témoignent les multiples toiles d’Evariste Luminais. Charles Gleyre lui-même, avant de rendre une immense toile représentant Les Romains passant sous le joug des Helvètes s’est frotté au thème de la reddition, esquissant au fusain, devant la masse écrasante d’un mont, devant les palissades d’un forteresse, un Vercingétorix torsadé qui, dans une attitude affectée, main sur la cuirasse, visage implorant tourné vers les cieux, presque baroque, présente son glaive à un César marmoréen. Un détail nous interpelle : au bas du dessin, un chien griffonné à la hâte compisse le podium du proconsul.

Fig.6 François-Emile Ehrmann, Vercingétorix appelant les Gaulois à la défense d’Alaise, 1869, huile sur toile, H. 197 x L. 150, Ville de Clermont-Ferrand, musée d’art Roger Quilliot, 2385
Fig.6 François-Emile Ehrmann, Vercingétorix appelant les Gaulois à la défense d’Alaise, 1869, huile sur toile, H. 197 x L. 150, Ville de Clermont-Ferrand, musée d’art Roger Quilliot, 2385

Vercingétorix et les Gaulois apparaissaient comme des hérauts idoines, et il était à prévoir que Napoléon III s’en empare. Son oncle avait trempé son empire dans le prestige de Rome, lui voulait travailler à rebours. Il possédait le même nom, le même titre ; il lui fallait se singulariser. C’est Napoléon III qui lancera des chantiers de fouilles pour retrouver Alésia ; Napoléon III qui ordonnera qu’on y érige une statue gigantesque du chef arverne. Eugène Viollet-le-Duc la dessine, Aimé Millet la sculpte. Vercingétorix prend le regard de l’aigle avant l’aigle. On devine la volonté de cacher en lui les traits de l’empereur. Il appuie une jambe sur une pierre et, dans une légère torsion, avec calme et détermination, joint ses mains sur le pommeau de son gladio planté dans le sol. Immobile face aux légions qui l’assiègent, seul le vent de l’histoire anime sa moustache et sa chevelure. Propagande d’Etat, traduction de la fierté d’une nation, le fantasme l’emporte encore ; on ne donne pas à Vercingétorix les accessoires qu’il devait vraisemblablement arborer. Les braies sont tenues par des bandelettes typiques du haut Moyen Âge, son arme et sa cuirasse sont des vestiges de l’âge de Bronze, un collier de perles relève des habituels caprices de Viollet. « La Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même esprit, peut défier l’univers » est-il gravé dans le granit du piédestal. Il fallait montrer à tous qu’une défaite n’est jamais définitive, que le plus grand des peuples se relève toujours des humiliations, que là où il a été vaincu, il finira par célébrer une victoire. Ces leçons seront utiles lors du désastre de Sedan.

Fig.7 Emile-François Chatrousse, Jeanne d’Arc et Vercingétorix, 1870, plâtre, H. 157 x L. 88 x l.43 cm, Ville de Clermont-Ferrand, musée d’art Roger Quilliot, 62.6.1

Car l’on pourrait croire qu’avec le Second Empire disparut Vercingétorix. C’est tout le contraire qui se produisit. Son image avait été assez habilement dessinée pour qu’il centralise toutes les ambitions déçues de la France. Et une nouvelle fois, le pays apparaît comme un corps christique, souffrant en lui-même pour le Salut du monde. En témoigne ce bronze où Jeanne d’Arc, main dans la main avec Vercingétorix, fait face au péril (Fig.7).

Le gaulois et la Pucelle rejoignent le cénacle des personnages providentiels, caractéristique proprement française. La « patrie » (le mot est noté sur le décor), n’abandonne pas la Lorraine. A la fin du XIXe siècle, le territoire entier se pare de Vercingétorix. Ernest Lavisse et Henri Martin lui écrivent ses pages les plus emphatiques. Tous les auvergnats connaissent la statue équestre du chef qui trône place de Jaude, au centre de Clermont-Ferrand, sculptée par Bartholdi après son succès de la statue de la Liberté (Fig. 8).

Fig.8 Frederic-Auguste Bartholdi, Monument à Vercingétorix, 1902, bronze, Place de Jaude, Clermont-Ferrand.

Le personnage s’est tant vu attaché aux origines de la France que ses traits se confondent parfois avec ceux de Clovis. Il est devenu tellement populaire qu’il est utilisé en publicité. Désormais mascotte, image parfaite du Gaulois, archétype diront certains, il vante les mérites d’une marque de cigarettes, d’un caoutchouc, d’une bière, d’un apéritif. Pour du cacao, il prend des allures de Vlad Tepes (Fig.9).

Fig.9 Cacao André’s le Gaulois, entre 1890 et 1900, lithographie sur papier, H. 40 x L.30, Paris, Bibliothèque Forney, AF 213515

Vichy non plus ne manqua pas d’invoquer Vercingétorix (Fig.10). On comprend pourquoi le Maréchal désirait s’associer son image dont la légitimé lui échappait, fuyant vers une autre grandeur dont, une fois encore, l’ambition était de réunir les tribus éparses pour repousser l’envahisseur. Comment ne pas voir ressurgir, dans le patronyme du Général, le pays originel ? Voyez comment l’auteur de cet article ne peut s’empêcher lui aussi de manier l’image de Vercingétorix… Savourons les clins d’œil de l’histoire : Mitterrand, qui avait reçu la francisque (que l’on croyait gauloise à l’époque) des mains de Pétain, glorifiera de nouveau Vercingétorix au début de son premier mandat — avant qu’un autre parti ne le capte, celui du Front National. Heureusement, nous imaginons aujourd’hui un Vercingétorix plus vrai que celui d’hier. Espérons que les historiens sauront approcher son visage au plus près de ce qu’il fut, au plus loin de ce que les idéologues voudraient qu’il soit. Et tenter de contempler son ultime visage.

Fig.10 Eric Castel, France toujours. Chantiers de la Jeunesse, affiche de propagande éditée par le Secrétariat général de l’Information, 1941, chromolithographie sur papier, H. 39,4 x L. 28,4 cm, Ville de Brice, Centre d’études et musée Edmond Michelet, 005.9.1

Ramené à Rome tel un fauve, Vercingétorix sera promené parmi eux, présenté comme un butin lors du triomphe de César. Mettons-nous quelques instants à la place de ce jeune homme dont tant d’années de stratégies et de batailles ont dû émousser les traits. Il marche entravé, traîné derrière un char ; claudique, tourne son regard de silex vers l’arc de triomphe qui le surplombe. Les pétales de fleurs voltigent, les vivas roulent sous les péristyles. Partout la pourpre des pallium, l’étincelle des cuirasses. Il ouvre de grands yeux intrigués. La curiosité de la vie l’emporte encore sur l’appréhension de la mort. Il ressemble à un Don Quichotte dépenaillé (Fig.11).

Fig.11 Monnaie d’Hostilité Saserna, représentant Vercingétorix peu de temps avant sa mort, Ier siècle avant J.-C., musée des Médailles, Milan, Italie.

Du moins c’est ainsi que ses détracteurs du dernier souffle veulent nous le montrer ; ainsi que son profil nous est parvenu, sur une monnaie romaine dessinée quelques temps avant sa fin. Nous pourrions tout aussi bien le voir bombant le torse comme un coq, toisant les patriciens, ne cédant rien de son orgueil. Mais il a perdu sa liberté, son image lui échappe. A-t-il déjà réussi à en orienter le sens et la portée ? Rien n’est moins sûr. Nul doute cependant que son esprit en formula le désir et en força la tentative. Vercingétorix ne pourra trouver la fin honorable qu’avait connu son père. Il mourra dans la noirceur du Tullianum — avec sans doute comme dernière image, au fond de ses yeux fatigués, mouchetés par la faim, une simple voûte de pierres mal dégrossies. Aura-t-il étouffé un cri lors du garrot qui l’emmenait rejoindre les dieux ? On ne le saura jamais ; quelques coudées plus haut, personne ne pouvait l’entendre. Personne ne le voulait. L’histoire continuait sans lui. Pas plus à sa mort qu’à sa naissance, Vercingétorix n’aura pu goûter la joie d’être anonyme. Toujours précédé ou suivi de sa légende, écartelé entre l’idéologie de la grandeur gréco-romaine et celle du nationalisme passionné, il en aura, comme son image, subi les élans. Pour nous, il reste un visage qui ne cesse de se perdre dans les brumes de l’Auvergne, un homme qui tombe à jamais dans les ombres de Rome ; un mort qui appartient pour toujours aux vivants.

[1] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992

[2] César Jules, Guerre des Gaules, Gallimard, Folio classique, n°1315, 2015

[3] Brunaux Jean-Louis, Vercingétorix, Gallimard, NRF, collection Biographies, 2018

[4] Op. cit.

[5] Op. cit.

[6] Op. cit.

Pour aller plus loin :

Le Fur Didier, Peindre l’Histoire, Passés Composés, 2019, 171p., 29€

Brunaux Jean-Louis, Vercingétorix, Gallimard, NRF, collection Biographies, 2018, 321p., 22€ Brunaux

Brunaux Jean-Louis, Nos ancêtres les Gaulois, Seuil, « L’Univers Historique », 304 p., 21,30€

César Jules, Guerre des Gaules, Gallimard, Folio classique, n°1315, 2015, 461p., 9,10€ Collectif, Tumulte Gaulois, Représentations et réalités, Catalogue de l’exposition, Face éditions, 2014, 199p., 29€

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