Fadi El Hage et la Guerre de Succession de France

L’historien Fadi El Hage a publié en 2023 un livre-clé portant un regard inédit sur la crise de succession et le changement de dynastie (entre Valois et Bourbon) à la tête du royaume de France à la fin du XVIe siècle. La Guerre de Succession de France est le deuxième ouvrage de l’auteur aux éditions Passés Composés après Le Sabordage de la noblesse (2019). Spécialiste en histoire militaire à l’époque moderne, auteur de nombreux articles dans des revues spécialisées, il travaille comme chargé d’études documentaires aux Archives nationales depuis 2021.

Vivre l’Histoire. Pourquoi avoir choisi ce sujet de la succession de France à la fin du XVIe siècle ? Est-ce pour des raisons historiographiques ? Une proposition de votre éditeur ? Un choix personnel ?

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La Guerre de Succession de France, Passés Composés, 2023, 23,50€

Fadi El Hage. Ce sujet occupait mon esprit depuis de nombreuses années. Je m’étais déjà penché sur le personnage d’Henri IV quand j’avais 16-17 ans, dans le cadre de l’option informatique au baccalauréat (j’ai conçu un site qui s’appelait « Henri IV, le Vert-Galant et son temps »). Mes travaux sur le maréchalat, qui m’ont amené à étudier les maréchaux dits « de la Ligue », ont logiquement abouti à une volonté de réfléchir plus largement sur l’histoire de l’État et des institutions.

Les premiers fondements scientifiques de La Guerre de Succession de France sont surtout à trouver dans une contribution à un colloque poitevin de novembre 2008 (« Sortir de crise »), consacrée à la sortie de la crise de la Ligue. Le texte est paru en 2010 et j’ai laissé l’idée de côté, tout en y réfléchissant périodiquement. En 2017, à l’occasion d’un dîner avec un ami à qui je disais depuis un certain temps que j’allais écrire un « Henri IV sans les femmes » (c’est-à-dire sans mettre au premier plan les histoires de maîtresses qui égayent un certain public, mais qui ne sont pas fondamentalement intéressantes), j’ai lancé le titre « La Guerre de Succession de France ».

En faisant du tri à l’occasion de mon dernier déménagement, j’ai retrouvé le premier plan du livre (qui ressemblait beaucoup à la version finale dans le contenu). Il porte la date du 16 janvier 2018. Je papillonnais dessus quand, dans le contexte de la préparation de la publication du Sabordage de la noblesse dans une maison d’édition qui n’existait pas encore (le livre, l’un des premiers à avoir été publié, est sorti en mars 2019, mais mon anecdote remonte à octobre/novembre 2018), j’ai proposé le projet de La Guerre de Succession de France. Le contrat a été signé avant même que Le Sabordage de la noblesse atterrisse dans les librairies. Le choix doit toujours être personnel. Même quand un éditeur suggère un projet, l’auteur doit l’accaparer, se l’approprier. Ce doit être son projet. Il doit être le seul maître à bord, ou du moins celui qui décide du contenu et de l’essentiel de la forme.

En quoi cet épisode de l’histoire de France – pas forcément très bien connu – est finalement une charnière ?

Cet épisode a consacré la dynastie des Bourbons. Il est à l’origine de deux siècles cruciaux de l’histoire de France et même de l’Europe. Il invite aussi à réfléchir sur les usages de l’Histoire, sur ce qu’est une révolution, sur les raisons pour lesquelles elle peut échouer, tout en déroutant le lecteur, a fortiori quand il perçoit ces notions de façon quelque peu manichéenne.

Que représente cette période pour vous en tant qu’historien ? Quel rapport entretenez-vous avec elle ?

Cette période est en soi un nadir de la puissance française. Les divisions intérieures ont éloigné la France du théâtre européen. Il s’agit de la fin d’une ère de puissance qui l’a rendue exsangue (s’il y avait encore des ressources humaines et financières conséquentes pour continuer avec succès la guerre, y aurait-il eu le traité du Cateau-Cambrésis ?), donc elle me permet de comprendre les fondements de la remontée en puissance française, un temps amorcée sous Henri IV, mais effectivement lancée sous Louis XIII, durant le ministère de Richelieu.

Le rapport que j’ai avec cette période est plutôt curieux. Le XVIIIe siècle est à mes yeux un terrain connu voire convenu. Le XVIe siècle aura toujours une part de mystère, probablement parce que je n’ai jamais eu l’occasion de l’étudier à l’école ou même à l’université.

Dans votre chapitre 2, vous décrivez la situation militaire du royaume de France au travers de ses mutations tactiques au lendemain des guerres de Religion. Elle est pour le moins difficile, si ce n’est catastrophique, à l’heure où l’Espagne – pour ne citer qu’elle – traverse son Grand Siècle, pourquoi Madrid n’attaque pas Paris à ce moment-là ?

L’Angleterre paraissait déjà une plus grande menace à l’échelle mondiale, notamment dans le domaine colonial. La France peinait à devenir une puissance outre-mer (elle m’a toujours paru plus à la traîne dans ce domaine, au temps de son premier empire ultramarin, tout du moins). De plus, le royaume de France, dont le souverain était catholique, était plus difficilement attaquable aux yeux de la papauté. L’Espagne jugeait plus utile de s’appuyer ou de faire de l’ingérence au détriment d’une France affaiblie. Il importait de ne pas l’agresser frontalement. Catholiques et protestants auraient été à même de s’unir contre l’envahisseur. C’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Henri IV déclara la guerre à l’Espagne en 1595.

Dans votre chapitre intitulé « Échec et mat ? »,  vous abordez le repli sur soi du roi Henri III, ainsi que ses erreurs tactiques dans sa tentative de régler l’épineuse question de sa succession qu’il sait inéluctable. Que manquait-il à ce souverain pour éviter de telles affres à son royaume ? De la raison d’État (cardinalice) ? De bons ministres ? Voire… un bon ennemi ?

Une jeunesse ou des premières années de règne plus réglées sur le plan des mœurs. On croit à tort qu’il était homosexuel. C’était l’inverse. Henri III a paru comme un prédateur sexuel et les pamphlets ligueurs n’ont pas manqué de le souligner, les anecdotes ayant traîné jusqu’aux Historiettes de Tallemant des Réaux ou aux commentaires d’éditions de la Satyre Ménipée. La maladie vénérienne qu’il a contractée n’aurait pas été pour peu dans la stérilité du couple royal, définitive en raison d’une fausse couche mal soignée pour la reine Louise.

Toujours dans ce même chapitre me vient un questionnement plus général : est-ce que le sacro-saint mythe de la répétition de l’histoire (ou de son éternel recommencement) n’aurait pas trouvé dans la crise de la succession de France une caisse de résonnance particulière (voire unique) ou fut-il le cas à chaque grande crise des XVe et XVIe siècles ?

L’Histoire ne se répète pas. Elle inspire. Le développement de l’imprimerie a permis l’Humanisme, la diffusion des idées, du savoir, de la connaissance historique… ce qui a fourni des exemples politiques.

Un peu plus loin, vous évoquez le cas de la perte du marquisat de Saluces qui aurait pu constituer, pour Henri III, l’occasion de « rassembler ses sujets autour de l’intérêt supérieur du royaume », mais il n’en fut rien. L’exemple est parlant, la perte d’un territoire considéré comme inaliénable a encore de l’écho aujourd’hui. Était-ce seulement envisageable pour le roi ? Qu’est-ce qui l’a empêché de faire diversion, voire de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires (intérieurs) ?

Le marquisat de Saluces était une enclave, reliquat d’un conflit long et épuisant, auquel on a pu reprocher qu’il avait plus occupé les esprits que la lutte contre « l’hérésie ». Henri II a hâté la paix en 1559 pour lutter contre celle-ci. De plus, que pouvait bien faire la France d’une enclave, alors que les limites de la « vieille France » étaient toujours vulnérables ?

Henri III

Au moment de la perte du marquisat de Saluces, Henri III n’avait plus la capacité de rassembler autour de lui, au-dessus des partis, si on me permet cet anachronisme. La guerre civile avait atteint un point de non-retour et, surtout, le souverain n’était plus vraiment considéré comme l’homme de la situation, puisqu’il était soupçonné de ménager son voisin de Navarre, afin d’éviter qu’il finît comme Louis de Condé, exécuté à l’issue de la bataille de Jarnac, remportée d’ailleurs par le roi alors qu’il n’était que « Monsieur », frère de Charles IX.

Cette question (quasi cardinalice, voire gaullienne) est-elle pertinente à l’époque ?

Les vœux d’union de la chrétienté face aux dangers incarnés par l’Empire ottoman musulman et par la division imputée à la Réforme pouvaient remettre en question cette pertinence. En ce qui concerne l’État, la question était naturellement pertinente mais, si on me permet de répondre par une boutade, je me rangerais à l’avis de Pierre de L’Estoile : « un très bon prince s’il eût rencontré un bon siècle ».

Quelle fut la portée de la remise en cause de l’impôt permanent – dont l’établissement fut décidé sous Charles VII – lors des états généraux ?

Le coup de majesté, finalement raté, a détourné l’attention de cette remise en cause. La normalisation henricienne a confirmé que le système a finalement été maintenu et a tenu.

Dans quelle mesure la Ligue a-t-elle menacé le principe d’inaliénabilité du royaume de France à l’époque ?

La Ligue ne l’a finalement pas menacée, car elle était protéiforme. Le duc de Mayenne ne voulait pas être un idiot utile de l’Espagne, même si ses derniers mois de lutte l’ont ravalé à ce statut. En revanche, l’effondrement de la puissance française laissait planer la menace d’une curée de la part de l’Espagne quant aux possessions issues de Charles le Téméraire, ainsi que du duc de Savoie, qui voulait ainsi se venger de l’occupation de ses États sous François Ier et Henri II, en espérant acquérir un glacis défensif jusqu’à Lyon.

La Ligue a-t-elle été considérée – ne serait-ce qu’un temps – comme une véritable alternative au pouvoir valoisien ?

Une alternative, non. Une transition « révolutionnaire », oui… en attendant le retour à un ordre, ce qui est, finalement, l’objectif d’une révolution.

Enfin, les accusations de tyrannie contre Henri III étaient-elles fondées ? Ou était-ce une attaque purement rhétorique ?

L’attaque est forcément rhétorique, dans la mesure où l’évaluation de la tyrannie est en elle-même subjective. Depuis François Ier, la volonté des Valois-Angoulême de marquer leur autorité avait suscité des critiques, notamment au regard de la nostalgie du « père du peuple » Louis XII, qui levait moins d’impôts et semblait plus modéré, peut-être en raison de son passé rebelle et de la nécessaire consolidation de sa légitimité, pas évidente au regard du précédent de son ancêtre Philippe VI.

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